Plus une seule année ne passe sans que l’Afrique ne perde des millions de dollars dans les flux financiers illicites. Ce phénomène, qui frappe durement l’économie du continent, s’est trouvé un nouvel appât : le commerce.
Une véritable saignée pour l’Afrique dont les pays sont lourdement endettés. De nombreux criminels exploitent le commerce avec l’Afrique comme une opportunité pour blanchir le produit de leur crime. A l’ouverture de la 3e édition de la conférence africaine sur la dette et le développement, Ebrima Fall, directeur exécutif de Trust Africa, affirmait que l’Afrique perdait jusqu’à 90 milliards de dollars par an en termes de flux financiers illicite. Les auteurs de ce crime, selon lui commercent avec l’Afrique en utilisant tous les moyens leur permettant d’éviter des taxes aux Etats.
En janvier 2023, trois hommes ont été jugés à Paris pour blanchiment en bande organisée et blanchiment de commerce illicite d’armes en bande organisée. L’un d’eux, un quadragénaire franco-israélien servait d’intermédiaire entre des pays fabricants d’armes et des pays clients, tels que le Cameroun, le Tchad, le Burundi ou le Mali. Ces criminels ont blanchi les millions d’euros tirés des ventes dans des biens immobiliers de luxe à Paris, grâce au réseau d’un important groupe de promotion immobilière.
En mai 2022, Damian Williams, procureur américain du district sud de New York, a annoncé que FRED ASANTE avait été condamné à 108 mois de prison pour son rôle de principal blanchisseur d’argent basé aux États-Unis pour une entreprise criminelle basée en République du Ghana. « Fred Asante a créé des sociétés qui semblaient être impliquées dans des affaires légitimes, mais en réalité, il s’agissait simplement de façades qu’il utilisait pour recevoir et blanchir des millions de dollars pour une entreprise criminelle au Ghana qui fraudait des entreprises et des particuliers américains », a déclaré le procureur américain Damian Williams. ASANTE a principalement blanchi les produits de la fraude par le biais de ses entreprises en les utilisant pour acheter des automobiles, des produits alimentaires et d’autres biens auprès de fournisseurs et distributeurs de ces produits basés aux États-Unis et en expédiant ces produits au Ghana et ailleurs. Ces transactions avaient l’apparence de transactions commerciales légitimes alors qu’en réalité, les produits avaient été achetés grâce au produit de stratagèmes frauduleux. Ce système de blanchiment d’argent basé sur le commerce a été conçu pour masquer l’origine des produits de la fraude ainsi que l’identité des bénéficiaires ultimes de ces systèmes. Ces comptes bancaires contenaient des dépôts totalisant environ 36,4 millions de dollars au cours de la période de 4,5 ans allant de septembre 2016 à janvier 2021, qui comprenaient les produits de la fraude provenant de plus de 80 victimes identifiées.
L’intégration entre les pays d’Afrique et ceux du monde entier s’est surtout accrue grâce au commerce international. En 2016, les exportations régionales avaient atteint 20 % selon les données officielles. Une avancée qui profite mieux aux criminels qu’aux pays africains. Le rapport 2020 de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) sur le développement économique en Afrique indique que les flux financiers illicite privent l’Afrique de 88,6 milliards de dollars chaque année. Conséquences, les fonds qui devraient être utilisé pour le développement à long terme et la durabilité de l’Afrique sont perdus à travers une structure financière mondiale qui implique des sociétés fantômes, des sociétés écrans et des paradis fiscaux.
Un business bien établi
Le commerce peut présenter un caractère intrinsèquement complexe et compliqué, reflétant la nature des chaînes d’approvisionnement interconnectées qui s’étendent dans le monde entier. Ces chaînes sont exploitées par des groupes criminels organisés, des blanchisseurs de capitaux professionnels et des réseaux de financement du terrorisme afin de favoriser une grande diversité de flux.
Le Groupe d’action financière (GAFI) a dévoilé une panoplie de stratagèmes, à travers un rapport publié en décembre 2020 sur le Blanchiment de capitaux basé sur le commerce. Primo, l’exploitation des mines d’or et autres métaux précieux et minéraux intervient souvent dans les schémas de Blanchiment de capitaux basé sur le commerce, y compris l’utilisation de l’or comme forme de valeur alternative dans le processus de Blanchiment de capitaux. Il ne s’agit pas simplement d’un produit exploité pour déplacer des valeurs, mais également pour substituer les espèces. Secundo, de nombreux schémas de Blanchiment de capitaux basé sur le commerce ont décrit le recours à des pièces ou véhicules automobiles, y compris le commerce de véhicules de seconde main ou de véhicules de luxe. L’un de ces schémas comportait le transport de voitures endommagées d’un pays vers un autre, disposant d’un marché légitime pour les vendre après réparation.
Tertio, des schémas de Blanchiment de capitaux basé sur le commerce ont remarqué l’exploitation de produits agricoles, dont l’utilisation abusive de chaînes d’approvisionnement alimentaires impliquant des produits très périssables tels que des fruits et légumes frais. Ce sont de bons exemples de produits à grand volume, mais faible valeur qui ne connaissent pas nécessairement la saturation du marché du fait de leur nature périssable. Tout comme dans le cas des produits alimentaires, les vêtements et les textiles de seconde main sont des exemples incontestables de produits présentant une faible valeur, mais d’importants volumes qui permettent d’élargir la chaîne d’approvisionnement. C’est pourquoi ils suscitent de l’intérêt pour être exploités dans des schémas de Blanchiment de capitaux basé sur le commerce. L’extrême variabilité des prix rend également ces produits attractifs en termes de descriptions abusives des prix pour soutenir l’activité de blanchissement. Plusieurs institutions financières ont noté l’exploitation de ce secteur et un système d’alerte a été mis en place, à l’échelle de l’industrie, visant à signaler les problèmes et risques majeurs associés à la fourniture de vêtements et textiles de seconde main.
Les appareils électroniques portables ou mobiles sont également des produits attractifs, car leur représentation et leur valeur peuvent être délibérément faussées, augmentant les possibilités de déplacement de gains criminels importants.
Dans ce circuit, les transitaires jouent un rôle important en facilitant les expéditions de biens, en aidant les acheteurs et les vendeurs à manœuvrer dans les processus et procédures complexes des douanes et expéditions. Selon le document du GAFI, ces derniers agissent comme des experts pour déterminer le mode de transport le plus efficace pour déplacer des biens, qui peut être multimodal pour une même expédition.
Le rapport identifie plusieurs techniques qui constituent le fondement du Blanchiment de capitaux basé sur le commerce. Entre autres, la surfacturation et sous-facturation de biens et services ; l’expédition d’une quantité supérieure ou inférieure de biens et services ; la facturation multiple de biens et services ; et la fausse déclaration de biens et services.
L’Afrique, préoccupée, se défend
Le blanchiment de capitaux permet aux criminels et aux fonctionnaires corrompus de profiter en toute impunité du produit de leur crime. Les activités terroristes sont rendus possibles par ceux qui les financent avec les fonds d’origine criminelle ou d’autres sources. Également, le blanchiment de capitaux peut être un problème en soi notamment pour les petits pays où les pays en développement dont le secteur financier est faible ou insuffisamment réglementé. L’Afrique est préoccupé par l’incidence croissante de ce crime organisé qui impacte la paix, la sécurité et le développement. Pour y faire face, les actions sont menées de part et d’autre contre le blanchiment d’argent.
L’aspiration 7 de l’Agenda 2063 de l’Union africaine (UA) appelle le continent à « prendre l’entière responsabilité du financement de son développement » et pour « éliminer les sorties de capitaux illicites et promouvoir la participation des organisations de la société civile pour suivre et ramener toute sortie de capitaux illicites ». Outre, la Commission de l’UA a consacré l’année 2018 à « gagner la lutte contre la corruption » : un chemin durable pour la transformation de l’Afrique ». Il s’agit d’un effort concerté pour combattre la mauvaise gouvernance financière, la mauvaise allocation des ressources budgétaires, les obstacles à l’investissement productif et la croissance des inégalités systémiques sur le continent. L’UA et ses États membres sont également engagés dans des partenariats stratégiques, tel que le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales et du Groupe d’action financière.
Ailleurs, pour que le commerce en Afrique fonctionne bien, il faut que les paiements (effectués et reçus) soient fluides, efficaces, rapides et peu coûteux. Ainsi, le système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS) a été initié pour faciliter le système de paiement, de compensation et de règlement pour le commerce intra-africain. Il transformera la manière dont les paiements transfrontaliers sont effectués en Afrique.
Les milliards perdus chaque année dans les flux financiers illicites sont presque égaux à l’aide publique au développement et aux flux d’investissements directs étrangers vers l’Afrique réunis. Ces fuites laissent les pays vulnérables avec des infrastructures inadéquates, une alimentation électrique irrégulière et un accès limité à la santé, à l’éducation et au service internet à large bande pour leurs citoyens, entre autres privations.
Félicienne HOUESSOU